Choix linguistiques, stéréotypes et préjugés : sommes-nous prêt.es à valoriser le créole réunionnais ?

Kréol, ousa i lé ?!

Il y a quelques mois, lors d’une campagne publicitaire sur Facebook pour nos formations et immersions linguistiques à La Réunion j’ai observé un grand nombre de commentaires demandant pourquoi le créole ne faisait pas partie de notre liste de langues proposées. Dans certains de ces commentaires il y avait une colère presque palpable et parfois même des insultes. Les réflexions autour du lien entre nos choix linguistiques et notre construction identitaire m’intéressent beaucoup. Au début, j’ai ressenti une honte d’avoir laissé de côté le créole depuis si longtemps.

J’ai ouvert K’Osez en 2011 et fraîchement sortie de mes études et recherches en sociolinguistique j’avais fait en sorte qu’on lance des cours de créole. Intégrer le créole réunionnais à notre liste de langues proposées était à la fois un moyen de respecter la langue du lieu qui accueillait notre centre de langues et surtout un moyen de militer pour l’acceptation des créoles en tant que langues à part entière (et pas des dialectes ou sous-langues, comme ils sont souvent perçus). Avec le temps, j’ai laissé ce combat de côté. Dix-sept ans après mon arrivée à La Réunion, je constate que je n’ai jamais vraiment fait l’effort de parler créole.

Je suis kafrine, moi, et on me parle souvent kréol dans la rue. Au début j’essayais de faire l’effort mais voyant les regards confus quand j’ouvrais ma bouche et le sentiment que j’avais de << faire mon intéressante >>, j’ai arrêté d’essayer. Puis, un autre sentiment s’est installé en moi. J’ai commencé à remarquer l’éléphant rose qui existe dans certains espaces postcoloniaux et créolisés – la disparition du noir, le dénigrement de l’Afrique. L’éléphant noir. La Réunion est tellement proche de mon continent, mais je ressens peu sa présence ici. J’ai parfois l’impression qu’à La Réunion l’Afrique est un souvenir historique lointain que certains se battent pour garder en vie et que d’autres essaient de raviver comme on essaie de réanimer une langue régionale interdite pendant longtemps. Et franchement, ça m’énerve de payer 10€ le kilo pour des bananes plantains, ou qu’on parle de l’Afrique comme si c’était un pays. C’est une autre histoire. À La Réunion, je ressens un vide là où l’Afrique devrait être plus présente ; c’est comme si le roi Arthur n’était pas à la table ronde. Je pense que cet eléphant noir a attenué mon envie de me battre pour le créole réunionnais.

L’Insécurité linguistique

Mais ces commentaires sur les réseaux ont réveillé quelque chose en moi. J’ai recommencé à porter plus d’attention au créole et à vouloir comprendre la colère de ceux qui criaient ‘kréol ousa y lé’. Je crois que derrière ces commentaires, il y a une souffrance. Avec ma grille de lecture en sociolinguistique je vois aussi potentiellement de << l’insécurité linguistique >> : le sentiment de malaise, d’appréhension ou de manque de confiance ressenti par un individu à l’égard de sa propre compétence linguistique. Cela peut découler de divers facteurs tels que la perception de son accent, l’utilisation d’une variété linguistique stigmatisée, ou le jugement social associé à sa manière de parler. L’insécurité linguistique peut entraver la communication, influencer le choix des langues ou des variétés linguistiques, et avoir des impacts sur la construction de l’identité linguistique de l’individu.

Kosa mi sa fé ?

C’est une chose de faire ce genre de constat et c’est une autre chose d’utiliser ces observations comme un point de départ pour poser des actions constructives. Avant j’aurais eu envie de << me battre >> pour cette cause. La vie, la maturité et l’envie de me détacher de l’empreinte laissée en moi par une enfance vécue dans un pays en guerre me donnent aujourd’hui envie << d’oeuvrer pour >> et non de me << battre contre >> ou de << militer >>.

Oeuvrer pour au lieu de se battre contre.

J’ai été profondément inspirée par la musicienne Sona Jobarteh qui est venue en concert à La Réunion en décembre dernier. Sona a décidé d’utiliser son art pour œuvrer pour l’éducation des jeunes gambiens en créant The Gambia Academy. À travers ce projet, un nouveau dialogue sur l’éducation en Afrique se crée : une éducation respectueuse de l’héritage culturelle du peuple et non construite sur le modèle colonial. Pendant son concert, Sona a dénoncé certaines choses, oui, et en français en plus, alors qu’elle ne parle pas français. Mais ce que je retiens c’est surtout le fait qu’elle ait passé deux tiers de son année en concert pour pouvoir financer ce projet. Elle œuvre pour.

Comment j’ai décidé ‘d’oeuvrer pour’ le créole, à mon échelle 

  1. Je me suis posé la question << D’où vient la colère des créolophones ? >> 

C’est fort comme question et je n’ai absolument pas les compétences pour apporter une réponse. Je préfère partager une anecdote et mon interprétation très subjective.

La semaine dernière, tandis que j’écoutais la radio dans ma voiture, une publicité a capté mon attention. Elle annonçait une campagne de stérilisation pour les animaux, offerte gratuitement aux foyers non imposables sur le revenu. Ce qui m’a frappée, c’est que cette publicité était en créole réunionnais, tandis que la suivante, vantant la vente d’un nouveau modèle de voiture, était en français.

La Puissance des Choix Linguistiques 

Je suis convaincue que nos choix linguistiques ne sont pas anodins. Ils transmettent des messages puissants à la population, influençant la perception des identités et des groupes sociaux. Cette publicité, en associant le créole à une population potentiellement non imposable, envoie un message subtil – tellement subtil que nous aurions tendance à ne pas le percevoir – qui peut renforcer des stéréotypes et influencer la manière dont la population créolophone est perçue. Au fil du temps, je crois que ces choix linguistiques peuvent avoir un impact sur la construction identitaire des jeunes créolophones.

L’Inégalité Linguistique Subjective 

Le concept d’inégalité linguistique subjective (R.A. Hudson, 1996) revêt une importance particulière dans le contexte des créoles, où les locuteurs peuvent avoir des perceptions subjectives des différentes formes linguistiques présentes dans le continuum créole. Les langues créoles présentent souvent un spectre de variétés allant du basilecte (la forme plus vernaculaire et informelle) à l’acrolecte (la forme plus standard et formelle). Dans de nombreuses communautés linguistiques, les créoles sont historiquement stigmatisés et associés à l’informalité, à un statut social inférieur ou à un manque d’éducation.

Prototypes et stéréotypes

En sociolinguistique, les prototypes sont des images mentales typiques associées à des variations linguistiques, basées sur des caractéristiques perçues comme représentatives. En termes simples, imaginez que chaque accent ou dialecte ait une image mentale typique associée à lui. Ces images mentales sont construites à partir de caractéristiques linguistiques perçues comme les plus saillantes ou distinctives. Par exemple, si vous entendez quelqu’un dire les mots << main, pain >> d’une certaine façon vous pouvez très rapidement l’associer au prototype ‘accent du Sud’.

Le prototype est le point de départ du stéréotype, qui est une généralisation simplifiée et souvent socialement chargée associée à un groupe (linguistique, par exemple), pouvant entraîner des préjugés et des jugements simplistes. Cela voudrait dire qu’en entendant << main, pain >> comme avant, peut-être que vous avez une image de quelqu’un qui se comporte d’une certaine façon associée aux habitants ‘du Sud’ de la France.

Je me pose les questions suivantes :

  • Le choix d’utiliser soit le basilecte, soit l’acrolecte dans les médias et la publicité peut-il contribuer à des préjudices linguistiques ?
  • Plus précisément, le choix d’utiliser le créole pour une publicité qui cible une population non-imposable peut-elle renforcer l’association entre les créolophones et le fait de ne pas payer d’impôts ?
  • Si nous allons plus loin, quel impact ce choix linguistique peut-il avoir sur notre perception de la population créolophone ?
  • Et si nous voulions aller encore plus loin, quel impact notre perception d’un peuple peut-elle avoir sur sa construction identitaire ?

Peut-être que si toutes les publicités avaient été en créole ou en français à ce moment-là, cela ne m’aurait pas interpellé. Mais le fait que cette publicité là précisément soit en créole alors que les autres avant et après étaient en français a fait que je l’ai remarqué (phénomène de ‘saillance’ en neurosciences).

Je me fais peut-être des idées… mais c’est un questionnement qui mérite réflexion, quelles que soient mes conclusions, pour que je puisse << oeuvrer pour >> de façon consciente.

2. J’ai utilisé mon art comme outil pour ‘oeuvrer pour’ –  la mise en place d’un Atelier d’Initiation au Créole Réunionnais avec Eric Naminzo 

L’intention : prendre des mesures concrètes pour valoriser le créole réunionnais. J’ai décidé que notre première activité de l’année serait un atelier d’initiation au créole réunionnais avec le talentueux Eric Naminzo. C’était très important pour moi de trouver la bonne personne, qui ait les compétences pour transmettre la langue tout en étant sensible à tous les enjeux sociaux qui entourent la transmission d’un créole. Cet atelier a eu lieu le 27 janvier et a réuni seize participants aux parcours divers, chacun animé par le désir de mieux comprendre et s’approprier cette langue si riche.

La Diversité des Participants :

  1. Des Français métropolitains, travaillant dans le domaine de la santé et du social auprès d’un public créolophone, mais n’osant pas parler créole par crainte de mal faire.
  2. Une femme mariée à un Réunionnais, désireuse de voir sa fille s’exprimer en créole.
  3. Des Réunionnais eux-mêmes, souhaitant renouer avec leur langue et leur culture.
  4. Des étrangers avides d’apprendre la langue, représentant l’Espagne et le Kenya.
  5. Notre formatrice de malgache, cherchant à créer un lien entre ses apprenants en malgache et ceux apprenant le créole pour mieux s’approprier leur langue et culture.
  6. Moi.

La Richesse de l’Atelier :

Eric Naminzo a partagé des éléments sociolinguistiques du créole réunionnais, déconstruit les raisons pour lesquelles certaines personnes n’osent pas le parler, créant ainsi un espace où chacun pouvait s’exprimer sans crainte et sans jugement. Cet atelier a été pour beaucoup de participants un vrai point de départ d’un voyage vers la découverte et la valorisation du créole réunionnais. Je me suis engagée à enfin oser parler kréol moi-même, histoire d’incarner mon message.

  1. J’ai décidé de créer des moments de partage autour des différents pays d’Afrique

On revient à l’éléphant noir. Comment apporter un peu plus d’Afrique à La Réunion ? J’ai envie de faire découvrir mon continent. Non. J’ai envie moi-même de découvrir mon continent. Cette année je ferai en sorte d’organiser plus de PratiK’Osez (des ateliers où on pratique les langues en faisant des activités avec des personnes d’autres pays) avec des intervenants de différents pays africains. Le premier aura lieu le 17 février avec Kodjo Toussaint, un jeune ghannéen qui nous fera découvrir une spécialité de son pays, le ‘pie’, lors d’un atelier culinaire en anglais.

Au Centre de Langues K’Osez, notre engagement est profond. Nous sommes un centre de langues dans un territoire créolisé, où une partie de la population ressent que sa langue n’est pas valorisée, n’a pas sa place. Il est important pour nous d’être à l’écoute de cela et d’œuvrer, à notre niveau, pour déconstruire les croyances qui entourent le créole. Pour mettre en lumière la richesse de cette langue, son peuple et sa culture.

 

Ref:

Hudson, R.A. (1996). Sociolinguistics. University College London: Cambridge University Press.